PROTECTION SOCIALE : Accident du travail: la prévention, un antidote?
Parmi les risques professionnels, les accidents du travail (AT) arrivent largement en tête et leur impact économique est indéniable. Si le coût moyen d’un accident reste relativement faible (12.000 dirhams pour un accident grave et 5.000 dirhams pour un accident dit simple ou sans séquelle), le coût global moyen annuel des sinistres AT atteint 1,4 milliard de dirhams. Mais les pertes indirectes peuvent être de 1 à 3 fois supérieures au coût du sinistre. L’enjeu économique de la prévention des AT n’est donc pas à démontrer. En novembre 2002, l’entrée en vigueur de la loi 18-01 rend l’assurance AT obligatoire pour tous. Jusqu’alors, ils étaient régis par des textes de 1927 et 1963 qui n’incitaient nullement l’entreprise à s’inscrire dans une dynamique d’assurance à l’exception de certaines professions comme les marins-pêcheurs ou d’organismes soumissionnaires de marchés publics. Pour Jamal Belahrach, directeur général Afrique du Nord de Manpower, «les entreprises avaient pour seul objectif de faire du profit en minimisant leurs charges et ce, avec la complicité du législateur». Certains étaient assurés, d’autres non.
Cependant, pourAbdelwahab Nougaoui, DGA du groupe AFMA (Agence franco-marocaine d'assurance), «il est inexact d’affirmer qu’auparavant peu de sociétés étaient assurées». D’après lui, «l’assurance était obligatoire de fait puisque le capital constitutif de rente subissait une majoration automatique de 60% en l’absence d’assurance». Parallèlement à l’avènement de l’assurance AT obligatoire, les prestations telles les indemnités journalières ont été revues à la hausse et les polices grimpèrent de 132%. Face au branle-bas de combat déclenché par cette augmentation sans précédent et après arbitrage du Premier ministre, la loi incriminée fut amendée en juin 2003 et les prestations diminuées.
En conséquence, l’augmentation des primes fut ramenée à 12%. L’obligation légale d’assurance a eu un effet pervers incontestable, souligne un responsable de Gras Savoye, car un certain nombre de sociétés ont, dès lors, opté pour «l’officieux». La raison essentielle qui a incité 20 à 30% des entreprises à ne pas renouveler leur contrat découle de l’obligation légale de produire mensuellement, et également en cas d’AT, aux assureurs le bordereau de déclaration à la CNSS. Selon Nougaoui, «on préfère ne pas s’assurer plutôt que de payer le juste prix». D’autres sociétés décident de ne déclarer qu’une partie de leur effectif à la CNSS de façon à réduire leurs charges d’assurance. Or pour Belahrach, souscrire une assurance AT «doit être pensé en terme d’investissement et non en terme de coût». En effet, «plus il y a d’AT, plus les arrêts de travail augmentent et, par conséquent, la compétitivité s’en voit diminuée», poursuit-il. Cependant, Gras Savoye relève que, dans certains secteurs comme le textile ou le BTP, les primes atteignent parfois 20 à 25% du salaire. Les patrons concernés éprouvent donc le sentiment d’engloutir un peu plus leurs entreprises pour chaque dirham supplémentaire dépensé en charges sociales. S’enclenche alors un véritable cercle vicieux où ces employeurs se mettent en marge de la loi et font fi de la prévention. Mais à qui incombe le rôle de les sensibiliser à la prévention? Pour l’instant, les courtiers sont seuls sur le terrain. Pour la prise en charge d’un AT, le législateur exige la production du bordereau de CNSS. Si le nom de l’accidenté n’y figure pas, la compagnie d’assurance n’intervient pas. Or, certains employeurs peu scrupuleux omettent de déclarer la totalité de leur effectif. Une sensibilisation accrue des salariés à leur droit semble donc nécessaire pour enrayer ce fléau. On est également en droit de se demander si les pénalités légales sont suffisamment dissuasives. D’après les assureurs, au moins 10% des sinistres sont de complaisance. L’implication étroite des dirigeants dans la procédure de déclaration permet de contrer ces problèmes d’intégrité. Après vérification de la véracité des faits, les patrons ne déclarent que les véritables AT, pas ceux du lundi matin ou des veilles de fêtes. A l’instar de tous les autres secteurs, le taux d’Incapacité Partielle Permanente (IPP) -qui permet de calculer le montant de la rente viagère attribuée à un salarié victime d’un AT- n’échappe pas à la corruption. Déterminé à l’amiable entre les parties et entériné par le tribunal ou, en l’absence d’accord entre les protagonistes, à l’issue d’une procédure judiciaire, l’IPP peut donner lieu à des tractations peu scrupuleuses dont employeurs, médecins, avocats et juges sont parfois complices. Certaines cliniques sont également de mèche.
Pour Belarach, «les entreprises doivent changer d’état d’esprit. Leur responsabilité sociale passe non seulement par le paiement de l’impôt et la déclaration de tous les salariés sans exception à la CNSS mais aussi par la sécurité et la prévention». Il insiste également sur «la nécessité de règles claires en matière de procédures et de jugements pour mettre fin aux tractations et à la corruption qui sont pénalisantes pour l’entreprise et se traduisent par des surcoûts imprévisibles».
Optimiser sa police AT?
L’optimisation d’une assurance AT passe obligatoirement par la maîtrise et le contrôle de la sinistralité. A métiers identiques, pas de primes uniques. Celles-ci sont «à la carte», en fonction du comportement d’une organisation et de l’importance qu’elle accorde à la prévention en matière de sécurité. Plus le taux de sinistralité d’une entité est élevé, plus les primes augmentent et pénalisent non seulement les résultats financiers de l’organisation mais également sa compétitivité. Comment expliquer, qu’au sein d’une même branche d’activité, le nombre d’AT puisse varier de pratiquement zéro à un nombre astronomique? Ces écarts résultent de déficits chroniques impardonnables en matière de sécurité dus à l’absence de prévention, clament en chœur assureurs et chefs d’entreprises structurées. La prévention fait donc bien figure de panacée même si aucune formule magique ne s’applique en la matière. Chaque cas est particulier et chaque entreprise se doit de mettre en place des procédures adaptées à ses spécificités ainsi qu’un contrôle de l’application des mesures existantes. Outre l’impact positif d’une prévention efficace sur la compétitivité, toute entreprise a intérêt à avoir une police AT profitable qui lui octroie une participation aux bénéfices d’environ 40% du résultat de son contrat sans compter la révision potentielle à la baisse de ses primes. L’implication des dirigeants au plus haut niveau est la clé d’une prévention efficace. A cet égard, Nougaoui cite en exemple Dupont de Nemours, un des champions mondiaux de la sécurité, où le PDG lui-même doit immédiatement être informé du moindre accident.
Dans certains cas, un changement de management ou un engagement de ce dernier permet de diviser le nombre d’accidents par dix. Filali El Garch, responsable prévention chez AXA, souligne l’intérêt commun des assureurs et des employeurs pour la prévention. A titre d’exemple, AXA organise des conseils de prévention suite à la survenance d’un AT, des séminaires dédiés aux chefs d’entreprises, aux directeurs RH ou aux responsables de la sécurité ainsi que des formations spécifiques pour les salariés.
Contrairement à ce qu’avancent certains, les professionnels affirment que l’analphabétisme ne constitue pas un handicap à la prévention et se surmonte aisément par le biais de formations adaptées.
Hygiène et santé, oui mais...
Sur le plan humain, une situation dangereuse dans le travail constitue une gêne génératrice de démotivation et de moindre productivité sans oublier les conséquences désastreuses sur le climat social. Loin d’être exhaustif, le nouveau Code du travail constitue un début de réponse en matière de protection des travailleurs et d’amélioration des conditions de travail.
Outre la prise en compte d’un certain nombre de facteurs environnementaux tels l’éclairage, la ventilation ou le bruit, le texte aborde de façon généraliste l’instauration de comités de sécurité et de services médicaux au sein des entreprises ainsi que des notions de sensibilisation et de dangerosité de l’équipement. «Cependant, en l’absence de réglementations spécifiques et détaillées, les dispositions légales sont difficilement applicables pour les entreprises», explique Filali El Gharch qui souhaite que les autorités créent rapidement les conditions nécessaires à l’application effective des textes. Les nouvelles dispositions légales n’ont malheureusement pas comblé la lacune en matière de maladies professionnelles (MP). En l’absence d’obligation légale d’assurance MP et ce, malgré la pression des courtiers, les compagnies d’assurance persistent dans leur refus d’assurer les personnes fortement exposées aux produits toxiques ou à environnement à haut risque comme les mines. Belahrach déclare non sans ironie que «si au Maroc, on en était à se préoccuper de l’ergonomie du matériel de bureau, cela signifierait qu’un bond en avant de plus d’une dizaine d’années aurait été accompli». Et de rajouter: «Il ne faut pas rêver, le gars qui meurt de faim veut manger tous les jours, ce n’est pas du caviar dont il a besoin!». Et ce n’est pas Catherine Durand, directeur général d’Intertek, laboratoire expert en textile, qui le contredira. Experte en audits sociaux dans l’industrie textile, dans 75 à 80% des cas, elle constate l’encombrement des allées, la non-sécurisation des monte-charges, la condamnation des issues de secours ou le port très aléatoire de gants de sécurité sans parler de l’hygiène douteuse des installations.
Bref, la prévention n’est manifestement pas encore à l’ordre du jour pour tous!